36 - La Femme Hindoue et la Déesse…

Lorsque dans le substrat neutre, inerte, non-polarisé, au-delà du mouvement, de l'espace et du nombre, la première tendance vers la création apparaît, cette tendance a déjà la forme d'un courant, d'une tension entre deux pôles opposés. Ce dualisme, essence de toute existence mentale ou physique, peut être représenté comme un principe mâle et un principe femelle qui pénètrent en toute chose, qui sont la nature de toute forme, de toute pensée, de toute vie. Il ne saurait être question de préséance ou d'antériorité entre ces deux pôles dont l'opposition fait naître la pensée comme la matière. L'un ne peut exister sans l'autre. D'après les textes shivaïtes, Shiva, le principe mâle, sans le « i » qui est la shakti, la puissance, le principe femelle, n'est qu'un cadavre shava c'est-à-dire retourne à l'état neutre du substrat non-manifesté.

L'opposition des principes mâle et femelle apparaît à tous les degrés de la manifestation. Il ne saurait exister aucun atome, aucun élément, aucune forme, aucune substance, aucun être qui n'en soient l'expression. Ces deux principes éternellement unis et inséparables, qui n'existent que l'un par l'autre, sont en même temps les plus opposés, les plus contraires, les plus inconciliables.

La masculinité totale, comme la féminité totale, sortent immédiatement du manifesté, de l'existant. Il est donc logique que l'une et l'autre puissent être prises comme symboles de la transgression au-delà du cycle de la vie, de la libération totale de l'être, du retour au substrat non-polarisé. Il existe donc deux voies opposées de libération, la voie mâle et la voie femelle, Shiva et Shakti, et vers ces deux voies nous mènent les aspects du manifesté où leur opposition est la plus marquée, leur forme la plus entièrement apparente, tels que le jour et la nuit, les organes procréateurs, la volupté et l'abstinence, la lumière de la connaissance et l'obscurité du non-penser.

Tout ce qui est intermédiaire entre les pôles de la masculinité et de la féminité absolus procède de l'un et de l'autre. Tout ce qui existe possède à des degrés divers cette double nature, à la fois mâle et femelle. L'hermaphrodite est donc l'image du créé, du divin manifesté. La différenciation des êtres et des choses provient du degré de masculinité et de féminité des éléments qui les composent. Il en résulte que, dans les rapports complexes du monde formel, chaque aspect, chaque être, est mâle ou femelle par rapport à un autre aspect, un autre état d'être.

Appliqué à la société humaine, ce principe fait que chaque degré hiérarchique est masculin par rapport au degré qui lui est inférieur ou supérieur. Ainsi le roi est féminin par rapport au prêtre et lui est donc soumis ; le marchand est féminin par rapport au roi et lui doit obéissance ; l'artisan est féminin par rapport au marchand et le sert comme un esclave ; l'armée, Séna, est la seule épouse de Skanda, l'adolescent vierge, dieu de la beauté et commandant de l'armée des dieux. Les ascètes et les sages qui virent le dieu Râma dans la forêt obtinrent de lui, comme fruit de leurs sacrifices, de renaître bergères pour être ses amantes lorsqu'il reviendrait sur terre sous la forme de Krishna, l'incarnation de l'amour.

C'est le degré de féminité ou de masculinité dans chaque être par rapport à d'autres êtres qui détermine son rôle, sa fonction. Pour se conformer à sa nature, pour réaliser ses potentialités, chacun devra déterminer sa position par rapport à ceux qu'il approche et ainsi réaliser son dharma, un mot qui veut justement dire « conformité à ce qu'on est ». Le travail de l'homme anxieux de se libérer de l'esclavage de l'existence, consiste d'abord à se connaître afin de pouvoir se conformer à sa nature, puis à se libérer d'elle. Sur le plan de la société humaine, les devoirs masculins et féminins sont fondamentalement, irrémédiablement, opposés ; et c'est seulement lorsqu'ils suivent des lois contraires et complémentaires que ces deux moitiés de l'humain se réalisent pleinement et sont égales.

Du point de vue exotérique, le principe mâle apparaît supérieur. La lumière, la force, la sensualité, le savoir, l'homme, dominent la nuit, la grâce, l'ascétisme, l'intuition, la femme. C'est pourquoi dans l'ordre social, la femme est soumise à l'homme. Elle est son épouse, son esclave, sa compagne, son complément, son ombre. C'est dans ce rôle qu'elle se réalise, qu'elle est la perfection d'elle-même, qu'elle atteint par sa soumission ce que l'homme doit gagner par sa force. L'homme est pour la femme la personnification même du divin. Elle n'a besoin d'aucune autre image. Son rituel consiste à honorer ce dieu. En vénérant et en servant son époux, elle accomplit la totalité de sa fonction, la réalisation totale de sa condition physique.

Du point de vue ésotérique, c'est le principe féminin qui prime. Dans les rites secrets et magiques, la femme joue le rôle essentiel et dominant. Même dans l'ordre extérieur, elle règne sur la maison, la cellule intérieure et cachée, le sanctuaire dont elle est la déesse. Le père accomplit pour ses fils les rites d'initiation et de caste, mais c'est la bénédiction de la mère qui est nécessaire pour entrer dans la voie secrète du sannyasa, du renoncement.

Pour comprendre la position de la femme dans la société hindoue, il faut se rappeler que la notion d'une égalité matérielle n'existe nulle part et sur aucun plan. Chaque être est né différent de tout autre être. Dans le nombre presque indéfini des combinaisons possibles des éléments qui constituent l'être vivant, il est pratiquement impensable que le même arrangement puisse se reproduire, que deux êtres soient absolument identiques, ayant la même nature, la même apparence, la même fonction, le même rang. Toutefois, selon leurs caractéristiques, on peut classer les êtres en catégories qu'il s'agira pour chacun de réaliser afin de pouvoir atteindre la perfection de ce qu'il est, seul chemin du progrès intérieur.

Tout homme a donc à réaliser la perfection d'un rôle social ou extérieur et la perfection d'un rôle personnel ou intérieur. Ces deux rôles peuvent être profondément différents et même contradictoires : ainsi nous verrons des hommes de basse caste devoir gagner leur vie dans d'humbles professions mais être en même temps des sages, des philosophes, des saints, des artistes devant lesquels rois et brahmanes s'inclinent avec respect. Cette opposition est particulièrement apparente chez la femme, à la fois humble et exaltée, esclave et déesse, épouse soumise et mère toute puissante.

La naissance n'est point un hasard pour l'Hindou mais le résultat d'un degré de maturité de l'être transmigrant. Les circonstances de notre naissance correspondent au degré de développement de notre être, aux conditions mêmes dans lesquelles nous pouvons le mieux progresser. Nul n'a donc avantage à vouloir changer d'état, de fonction, à vouloir accomplir les devoirs de quelqu'un d'autre. C'est pourquoi, excepté dans des cas limites très rares, on ne change pas de sexe, ni d'espèce, ni de race, ni de caste au cours d'une vie.

Toutefois, si nous voulons brûler les étapes, nous efforcer de nous libérer rapidement de l'esclavage de la vie, nous pouvons, quel que soit le degré de développement où nous nous trouvons, quelle que soit notre place dans la hiérarchie humaine, image de l'ordre céleste, renoncer aux activités extérieures et nous consacrer entièrement à l'identification de notre moi transmigrant avec le soi cosmique. C'est la voie du sannyasa, du renoncement, qui exclut presque toute activité extérieure, tout rôle social.

La hiérarchie extérieure des êtres et des choses est généralement l'opposé de l'ordre intérieur. C'est ainsi que dans le Kali yuga (1), l'âge du monde où nous nous trouvons, l'état de femme et l'état de shudra ou d'ouvrier sont les plus désirables car ils permettent, par la seule humilité, la seule dévotion au maître visible, de réaliser la perfection extérieure qui permet le développement intérieur, nous libère des chaînes pesantes de la vie et nous mène sans effort vers les hautes sphères de la félicité et de la connaissance. En revanche, l'état de brahmane, si noble, si magnifique, est désastreux dans l'âge sombre car il exige des disciplines si sévères, des accomplissements rituels si difficiles que la faillite est presque certaine.

L'être qui manque l'accomplissement de son destin retombe dans des sphères inférieures dont il ne sortira qu'après d'interminables efforts. Ce n'est point par hasard si, depuis plus d'un millénaire, presque tous les grands poètes mystiques, les grands saints de l'Inde, ont été des hommes de basse naissance qui pouvaient se libérer aisément de leurs responsabilités sociales et rituelles afin de se consacrer à leur vie intérieure.

Ainsi, vers la fin du cycle, nous approchons d'un renversement des valeurs. Les rites shakta, où le principe féminin prédomine, sont les seuls efficaces. Nous voyons poindre, parmi les ruines des hiérarchies extérieures, la nuit de la destruction et de la mort à travers laquelle le principe féminin de la connaissance transcendante apparaît triomphant dans son obscurité plus resplendissante qu'un million de soleils.

Dans la société exotérique, c'est-à-dire dans l'ordre social qui protège la transmission des rites, plus nous nous élevons dans la hiérarchie, plus le rôle du mâle est important, le rôle de la femme effacé. Le mâle est le gardien de l'ordre extérieur, des rites, des textes révélés, des connaissances transmises par les ancêtres. La plus noble des femmes, la femme du prêtre, est la plus humble, la plus modeste, la plus sacrée, la plus intouchable.

Au bas de la hiérarchie, au contraire, la femme prédomine dans l'ordre matériel. Elle règne, elle possède. L'homme est seulement un fécondateur au rôle secondaire. Il s'adonne aux arts, aux plaisirs, à la dévotion, aux rites secrets. C'est pourquoi, alors que la famille du prêtre, du brahmane, est toujours patriarcale, la famille artisanale est, à des degrés divers, matriarcale. Dans certaines régions de l'Inde, le peuple et même les rois sont soumis au régime matriarcal. La terre, la maison, la richesse appartiennent aux femmes. La fille hérite de sa mère, les hommes travaillent, jouent, font la guerre. Les femmes, issues de la terre et proches d'elle, sont les gardiennes des biens qu'elle concède.

Dans l'ordre ésotérique, le rôle du féminin est prédominant. Le prêtre vénère la déesse, les symboles féminins. L'œuvre ésotérique des plus grands philosophes est consacrée à la glorification de ce principe. Les initiations des plus hauts ordres de sannyasin sont de forme shakta. Par contre, dans les basses castes où le féminin prédomine extérieurement, l'ésotérisme est phallique. Dans les rites secrets des corporations, les danses, les cérémonies, les symboles, les invocations, mettent en avant l'aspect mâle du divin.

L'homme androgyne, en qui s'unissent certains aspects masculins et féminins, possède un caractère sacré particulier car il symbolise en quelque sorte la résultante de l'union des principes, la substance de la richesse et de la vie. Il est donc considéré comme de bon augure ; sa présence est nécessaire à la représentation des mystères sacrés ; elle est favorable lors des cérémonies de mariage. Il existe des rites nettement homosexuels mais très secrets, associés aux rites de Ganapati et de Skanda, les fils de Shiva.

Dans tous les aspects du manifesté, la forme pure, le concept abstrait des choses, la pensée dont naît le cosmos et les aspects multiples du perceptible, sont considérés comme mâles. L'énergie, la puissance, la force par laquelle ces formes abstraites deviennent des réalités perceptibles, sont femelles. C'est pourquoi dans le panthéon hindou chaque aspect de l'être manifestant, chaque dieu, n'a d'existence, de réalité, de pouvoir de se manifester que lorsqu'il est uni à sa compagne, sa contrepartie féminine, sa shakti, sa puissance.

L'union du phallus et de l'organe féminin est le symbole de la réalité divine comme de la réalité cosmique et physique. Cette union est l'origine et la fin de l'existence, ainsi que la cause de sa continuation. L'acte sexuel est donc le plus important des rites et, accompli comme un rite, est le moyen le plus efficace de participer à l'œuvre cosmique. Tous les autres rituels en sont l'image et reproduisent symboliquement cette union. Agni, le dieu du feu, le principe mâle, se manifeste dans le kunda, le foyer de l'autel, image du féminin. Les Upanishad expliquent tous les aspects du rituel des sacrifices comme les différentes étapes de l'acte d'amour.

« La femme est le foyer, l'organe mâle est le feu, les caresses sont la fumée, la vulve est la flamme, la pénétration le tison, le plaisir l'étincelle. Dans ce feu, les dieux sacrifient la semence et un enfant naît. » (Chândogya Upanishad, 5, 4-8)

« L'appel est l'invocation de la divinité. La demande est le premier hymne de louanges. S'étendre près de la femme est l'hymne de gloire. Se mettre face à face avec elle est le chœur. Le paroxysme est la consécration. La séparation est l'hymne final. Celui qui sait que cet hymne de Vâmadeva (2) est tramé sur l'acte d'amour se procrée lui-même à nouveau à chaque union. Il vit cent ans, la durée normale d'une vie. Sa descendance et son bétail sont nombreux. Grande est sa renommée. » (Chândogya Upanishad 2, 13,1)

Dans les sacrifices védiques et les rituels domestiques, la présence et la participation de l'épouse sont indispensables. La femme possède une fonction sacerdotale essentielle même dans les rites publics et doit, comme l'homme, s'y préparer par le jeûne et la purification.

Lorsque l'homme renonce au monde, à son rang et à son devoir social pour se consacrer à la réalisation spirituelle, il perd sa caste, son nom, et revêt la robe couleur de deuil, la robe orange du moine. Dans ce nouvel état, la différence des castes est abolie. Cette voie est ouverte également à la femme. L'histoire de l'Inde est pleine de yogini, femmes yogi pratiquant des austérités incroyables, de saintes errant sur les chemins, de temple en temple, en chantant les louanges d'un dieu.

Dans la troisième étape de la vie, lorsque l'homme vieillissant doit abandonner sa maison et sa fortune à ses fils afin de se retirer dans la forêt pour méditer, son épouse l'accompagne. Plus tard l'homme renonce même à son ermitage et doit partir seul, sans bagage humain. Son épouse alors retourne auprès de ses enfants ou bien emprunte elle-même la voie solitaire du moine errant.

La nature de la femme, comme sa fonction, est double. Toute femme possède deux natures, deux caractères entièrement distincts. Elle est épouse et elle est mère. Comme amante, elle représente la force, la puissance créatrice du principe mâle, sans elle stérile. Elle est son inspiration, l'instrument de sa réalisation, la source de son plaisir. Elle est l'image de la shakti, la puissance et la joie des dieux qui, sans elle, n'ont point d'existence.

Mais c'est dans son rôle de mère que la femme représente l'aspect transcendant du divin. Elle est le refuge suprême. Le mâle ne joue plus ici de rôle. La déesse-mère est la source unique de l'être, l'état suprême du conscient, le principe de la vie. Elle est l'image du calme de la nuit primordiale auquel aspire l'homme ballotté sur l'océan de la vie et qui cherche à retrouver l'état de perfection, la paix totale dont il est sorti. La mère universelle apparaît donc à l'homme comme l'état suprême de la divinité. L'absolu est pour lui un principe féminin. L'immensité primordiale, le brahman, le substrat indéterminé n'est en soi qu'une base sans orientation.

Toute création, toute pensée, toute forme, toute existence viennent de la mystérieuse énergie qui apparaît dans le substrat, de cette matrice dont sortiront les formes et les êtres, de la grande Déesse, la Mère universelle.

C'est donc en tant que mère que la femme est le symbole de l'aspect transcendant du divin, en tant que mère qu'elle est divine et vénérée. La mère est dépourvue d'artifices, elle est « sans maquillage » (niranjana). Elle est le réconfort de l'homme errant dans les déserts du monde. Elle est le pardon, la charité, la compassion sans limites. La femme qui réalise la perfection de l'état matériel est la porte même du ciel.

Alain Daniélou, "La Civilisation des Différences".



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