L'Alliance du Mystique et de l'Occultiste...

Introduction de Edouard Shuré au livre de Rudolph Steiner
"Le Mystère Chrétien et les Mystères Antiques"…

Parmi les ouvrages récents sur l’origine et la portée du christianisme, aucun ne m’a frappé comme celui de Rudolf Steiner, "Le Mystère chrétien et les mystères antiques"… (Écrit en 1906)

Ce titre indique à lui seul la nouveauté du point de vue où se place l’auteur. Voici donc une étude singulièrement précise et documentée de ce que fut l’initiation secrète dans les religions antiques, notamment en Égypte et en Grèce, et de ce qu’elle est devenue dans le christianisme par son fondateur Jésus et par ses successeurs.

Cette étude est faite par un homme, qui a vécu en lui-même le phénomène mystique et religieux dans ce qu’il a de plus profond et de plus transcendant, mais qui, pour l’appliquer à l’histoire, s’arme des méthodes rigoureuses empruntées aux sciences naturelles et à la philosophie moderne.

De ces trois méthodes, concentrées en un seul foyer, il résulte quelque chose de surprenant. Je ne puis en comparer l’effet qu’à l’éclair éblouissant produit par ces bandes d’aluminium que les guides font flamber dans les cryptes des temples égyptiens. On tâtonne, on trébuche dans l’obscurité profonde d’un caveau, mais à peine le fil de métal a-t-il pris feu, au toucher du phosphore, qu’une fusée de lumière blanche fouille les ténèbres épaisses de la crypte et fait saillir de ses quatre murs et du plafond les vieilles peintures qui les recouvrent.

Ainsi plus d’une fois, en lisant ce livre discret, qui s’abstient modestement de conclure, voit-on s’éclairer l’arcane du christianisme, la crise présente qu’il traverse et les premiers linéaments de sa figure nouvelle s’ébaucher dans les limbes de l’avenir.

Cet avenir vaut la peine qu’on s’en occupe.

La situation présente de l’humanité, au point de vue religieux, n’est pas moins grave qu’elle ne l’était aux quatre premiers siècles de notre ère. Alors, il s’agissait de savoir si le christianisme l’emporterait sur le paganisme encore si puissant. Aujourd’hui, les penseurs les plus avancés se demandent si le christianisme restera la religion dominante de l’humanité ou s’il sera remplacé par d’autres formes religieuses d’un nom et d’un esprit différents.

C’est parce que le livre de Rudolf Steiner ouvre sur cette question vitale des perspectives inattendues que je lui trouve une importance de premier ordre. Avant d’en tirer les conclusions décisives, je voudrais donner une idée de la haute personnalité de l’auteur en essayant d’esquisser le développement intellectuel et spirituel qui l’a mené au point central de sa pensée et de son action.

Les hommes les plus cultivés de notre époque se font généralement une idée très fausse de ce qu’est un véritable mystique et un véritable occultiste. Ils ne connaissent ces deux formes de la mentalité humaine que par leurs types incomplets ou dégénérés, dont les derniers temps n’ont fourni que trop d’exemples.

Pour l’intellectuel d’aujourd’hui :

Le mystique est une sorte de fou et d’halluciné,
qui prend ses chimères pour des réalités ;

L’occultiste est un rêveur ou un charlatan,
qui abuse de la crédulité publique pour se targuer
d’une science illusoire et de pouvoirs simulés.

Remarquons d’abord que cette définition du mysticisme, méritée par quelques-uns, serait aussi injuste qu’erronée si on prétendait l’appliquer à des personnalités comme Joachim del Fiore au treizième siècle, comme Jacob Boehm au seizième ou comme saint Martin qu’on appelle le "philosophe inconnu" du dix-huitième siècle.

Non moins injuste et fausse serait la définition courante de l’occultiste, si on y voyait le moindre rapport avec des chercheurs acharnés comme Paracelse, Mesmer ou Fabre d’Olivet dans le passé, comme William Crookes, de Rochas ou Camille Flammarion dans le présent. Qu’on pense ce qu’on voudra de ces hardis investigateurs, il est incontestable qu’ils ont ouvert des régions inconnues à la science et armé l’esprit d’idées nouvelles.

Non, ces définitions fantaisistes peuvent satisfaire tout au plus le dilettantisme scientifique, qui couvre sa légèreté d’un masque hautain pour défendre sa paresse, ou le scepticisme mondain qui harcèle de son ironie tout ce qui menace de l’arracher à son indifférence.

Laissons-là ces jugements superficiels. Consultons l’histoire, les livres sacrés et profanes de tous les peuples et les derniers résultats de la science expérimentale, soumettons tous ces faits à une critique impartiale en concluant des effets semblables à des causes identiques — et nous serons forcés de donner du mystique et de l’occultiste une tout autre définition.

Le véritable mystique est un homme qui entre en pleine possession de toute sa vie intérieure et qui, devenu conscient de sa subconscience, y trouve, par la méditation concentrée et par une discipline réglée, des facultés et des lumières nouvelles. Ces facultés et ces lumières l’éclairent sur la nature intime de son âme et sur ses rapports avec cet élément impalpable qui est au fond de tout, avec cette réalité éternelle et suprême que la religion appelle Dieu et la poésie le Divin.

L’occultiste, parent du mystique mais différant de lui comme un frère cadet de son aîné, est un homme doué d’intuition et de synthèse qui cherche à pénétrer les arrière-fonds et les dessous de la nature avec les méthodes de la science et de la philosophie, c’est-à-dire par l’observation et la raison, méthodes invariables dans leurs principes mais qui se modifient, dans l’application, en s’adaptant aux règnes descendants de l’Esprit ou aux règnes ascendants de la Nature, selon l’immense hiérarchie des êtres et l’alchimie du Verbe créateur.

Le mystique est donc celui qui cherche la vérité et le divin directement en lui-même, par un dégagement graduel et un véritable enfantement de son âme supérieure. S’il y parvient après un long effort, il plonge à son centre incandescent. Alors il s’immerge et s’identifie avec cet océan de vie qui est la Force primordiale.

L’occultiste, par contre, découvre, étudie et contemple ce même Divin épars, répandu à doses diverses, dynamisé et multiplié à l’infini dans la Nature et dans l’Humanité. D’après le mot profond de Paracelse, il voit, dans tous les êtres, les lettres d’un alphabet, qui, jointes dans l’homme, forment le verbe complet et conscient de la vie. Les analyses minutieuses qu’il en fait, les synthèses qu’il en constitue, sont pour lui comme autant d’images et de pressentiments de ce Divin central, de ce soleil de Beauté, de Vérité et de Vie qu’il ne voit pas, mais qui se reflète et se brise à ses yeux en d’innombrables miroirs.

Les armes du mystique sont la concentration et la vision intérieure.
Les armes de l’occultiste sont l’intuition et la synthèse.

L’un répond à l’autre, ils se complètent et se présupposent.

Ces deux types humains se confondent dans l’adepte et dans l’initié supérieur.

Nul doute que l’un ou l’autre et souvent les deux se rencontrent chez les fondateurs des grandes religions et des plus hautes philosophies. Nul doute aussi qu’on les retrouve, à un degré moindre mais encore très remarquable, chez un certain nombre de personnages qui jouèrent de grands rôles dans l’histoire, réformateurs, penseurs, poètes, artistes, hommes d’État.

Pourquoi donc ces deux mentalités, qui représentent les plus hautes facultés humaines et qui furent jadis l’objet d’une vénération universelle, ne nous apparaissent-elles plus en général que déformées et travesties ? Pourquoi se sont-elles oblitérées ? Pourquoi devaient-elles tomber dans un tel discrédit ?

Cela tient à une cause profonde qui réside dans une nécessité inéluctable de l’évolution humaine. Depuis deux mille ans déjà, mais surtout depuis le seizième siècle, l’humanité accomplit un travail formidable, à savoir la conquête du globe et la constitution de la science expérimentale pour ce qui concerne le monde matériel et visible.

Pour mener à bonne fin ce travail d’Hercule et de Titan, il fallait une éclipse temporaire des facultés transcendantes de l’homme, afin de concentrer toute sa puissance d’observation sur le monde extérieur.

Toutefois ces facultés n’ont jamais été ni éteintes ni même inactives. Elles sommeillent dans la foule, elles veillent dans une élite, loin des regards du vulgaire. Aujourd’hui, elles se montrent au grand jour sous des formes nouvelles.

Elles vont prendre sous peu une importance capitale et directrice dans les destinées humaines. J’ajoute qu’à aucune époque de l’histoire, pas plus chez les peuples de l’ancien cycle aryen que dans les civilisations sémitiques de l’Asie et de l’Afrique, pas plus dans le monde gréco-latin qu’au moyen âge et aux temps modernes, ces facultés royales, auxquelles le positivisme voudrait substituer sa sèche nomenclature, n’ont cessé d’agir à l’origine et à l’arrière-plan de toutes les grandes créations humaines et de tout travail fécond.

Car comment imaginer un penseur, un poète, un inventeur, un héros, un maître de la science ou de l’art, un génie quelconque, sans un rayon puissant de ces…

Deux facultés Maîtresses, qui font le Mystique et l’Occultiste :
La Voyance intérieure et l’Intuition souveraine ?

Édouard Shuré


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